Livres et jeux-vidéo : l’Incipit

Le mois d’août est terminé, et avec lui se termine notre série consacrée aux comparatifs livres/jeux vidéo. Je n’aurai pas eu le temps d’aborder tout ce qu’il y aurait à aborder, mais les articles du mois auront au moins eu l’intérêt d’évoquer le sujet. Terminons aujourd’hui cette série, avec un peu retard sur le calendrier prévu.

Je tenais à évoquer un passage primordial, dans un roman tout comme dans un jeu vidéo, à savoir les premières minutes de lecture/jeu. Je m’excuse d’avance d’utiliser la pompeuse appellation incipit, qui désigne en particulier les premières pages d’un livre de fiction, mais c’est le terme le plus juste et évocateur qui me soit venu à l’esprit, même s’il ne s’applique pas vraiment aux jeux-vidéos.

Deus Ex Invisible War

L’importance de la première impression

Dans la vie, comme dans la fiction, rien n’est plus important que la première impression. Certes, celle-ci peut très bien être trompeuse, mais il n’empêche qu »elle nous influence grandement dans la perception d’une personne (dans la vie) ou d’une œuvre (dans la fiction). Il faudra un certain temps pour se défaire d’une mauvaise première impression, alors qu’une bonne première impression pourra inconsciemment nous pousser à ne pas prendre en compte certains défauts d’un livre, d’un jeu ou d’une personne. Pire encore, une mauvaise impression pourrait pousser le lecteur/joueur à abandonner définitivement une œuvre, sans lui laisser sa chance.

Dès lors, il devient primordial de soigner l’incipit d’un roman ou le début d’un jeu vidéo plus que toute autre chose. A une époque de profusion des objets culturels, où règne l’immédiateté, il est en effet vital d’être capable de capter l’attention de son auditoire dès les premières secondes, et de le plonger directement dans une histoire dont il ne voudra pas décrocher.

Ce constat est très important pour tout créateur. En effet, une œuvre à l’incipit excellent et au récit moyen aura plus de chances d’être lue et appréciée qu’une œuvre à l’incipit mauvais et au récit excellent.

Début d’un livre et d’un jeux vidéos : des objectifs différents

Avant de commencer notre comparaison du jour entre les livres et les jeux-vidéos, peut-être faut-il d’ores et déjà crever l’abcès en indiquant d’emblée les limites de cette comparaison. En effet, la problématique de début d’un jeu-vidéo est un peu plus complexe que celle d’un roman. Alors que les deux supports partagent l’objectif commun de faire immédiatement adhérer le public à leur récit et à leur univers, le jeu-vidéo doit qui plus est expliquer les règles du jeu au jeune joueur. C’est ce qu’on appelle généralement le didacticiel.

Pour les non-initiés, il faut savoir que chaque jeu-vidéo a un gameplay (manière de jouer) différent et des commandes (manière de diriger le personnage) propres. Si certaines commandes sont quasi-universelles (quel jeu n’utilise pas les flèches directionnelles ou le quatuor de touches « Q,Z,D,S » pour faire bouger le personnage ?), chaque jeu va développer ses propres commandes et mécaniques, si bien qu’un nouveau joueur devra systématiquement passer par une phase d’adaptation pour maîtriser un jeu inconnu.

C’est au rôle du début du jeu , via la phase du didacticiel, d’éduquer le joueur. Certains jeux séparent radicalement le didacticiel du jeu en lui-même.

Le joueur, s’il a besoin d’apprendre les touches et les mécaniques de jeu, sera libre de suivre le didacticiel avant de débuter le jeu. Cela peut passer par un très ennuyant moment où le joueur se contentera de suivre des directives sans autre intérêt que d’apprendre à utiliser son personnage, ou par un passage qui s’intègre directement au récit. C’est par exemple le cas dans Half-Life Opposing Force (1999). Alors que le jeu nous place dans la peau d’un militaire qui doit affronter des forces extra-terrestres dans un complexe scientifique, le didacticiel place le joueur dans un camp d’entraînement militaire, ce qui rend la phase d’apprentissage logique et plus plaisante, puisqu’un militaire doit effectivement s’entraîner avant de se rendre sur le terrain.

HL opposing forceLes instructeurs du didacticiel d’Half-Life Opposing Force étaient brillants de clichés

De plus en plus souvent, le didacticiel est désormais directement intégré au jeu, devenu passage obligatoire pour les joueurs. L’enjeu est ici, pour les développeurs, de ne pas rendre le début de leur œuvre imbuvable à cause de ce passage nécessairement lent, mais aussi intégrer habilement les instructions au récit général. Citons ici l’exemple d’Hitman : Tueur à gages (2000). Le jeu, qui nous fait incarner un assassin professionnel, débute dans une cellule close. Le héros a perdu sa mémoire, et un homme mystérieux s’adresse à lui par le biais d’un haut-parleur, lui dictant des instructions pour l’aider à s’échapper. Le didacticiel paraît ici naturel, puisque le personnage principal suit les directives d’un autre personnage (et non d’une simple voix-off) et se réveille perdu au milieu d’un endroit inconnu, d’où le besoin de recevoir des instructions.

Hitman codename 47Au début de Hitman : Tueur à gages, l’agent 47 n’est pas au meilleur de sa forme…

Dépeindre un univers

Cette problématique du didacticiel passée, revenons à ce qui est commun à la fois aux livres et aux jeux-vidéo, en énumérant les points clefs à aborder lors d’un incipit. Pour commencer, l’un des objectifs du début d’une œuvre sera toujours de dépeindre l’univers au sein duquel elle est située. Par univers, j’entends bien sûr le contexte, les lieux, l’époque… Si le terme univers prend tout son sens dans les œuvres qui s’appuient sur un monde totalement fictif (je pense ici particulièrement à la science-fiction ou à la fantasy), il s’applique dans n’importe quel œuvre. Ce n’est pas parce que votre personnage évolue en France et à notre époque qu’il ne faut pas l’expliquer au lecteur.

Néanmoins, plus un univers sera complexe, et plus il sera difficile de l’expliquer, d’où le passage délicat de l’incipit. Peu importe l’œuvre, le joueur/lecteur doit comprendre les références du récit et savoir dans quel univers les personnages se situent. Pour combler ce problème, nombreux sont les jeux-vidéos à utiliser des cinématiques (comprenez des vidéos). La cinématique permet en effet d’introduire rapidement un univers avant de plonger le joueur au cœur du jeu.

Vous pourriez me dire que l’idée est intéressante, mais impossible à adapter dans un roman. Et pourtant ! Rien ne vous empêche de débuter votre texte par une séance d’introduction qui ne mettrait pas directement en scène votre personnage principal, mais aide à planter le décor. Les cinématiques des jeux-vidéos ne jouent d’ailleurs pas toujours sur des effets cinématographiques, si bien que certaines trouveraient facilement leur adaptation écrite. Je pense ici à la cinématique d’introduction de l’excellent Neverwinter Nights (2002), que je vous laisse découvrir, et qui pourrait finalement être utilisée telle quelle dans un roman.

Présenter le personnage principal

Si la « cinématique« , comprenez  l’idée de débuter l’œuvre par un passage narratif explicatif, a ses avantages, elle a aussi ses défauts. Certes, elle est idéale pour planter le contexte, mais elle éloigne le lecteur/joueur de la trame principale et du personnage. Si vous venez d’observer la cinématique de Neverwinter Nights, vous devez avoir compris que le personnage principal du jeu n’est autre que le Champion désespérément recherché par Padhiver, mais vous ignorez tout de lui (et pour cause : c’est le joueur qui invente ce personnage !).

Il est donc possible, si on veut se concentrer sur l’intrigue de l’œuvre et éviter un début descriptif et pompeux, de débuter l’œuvre directement aux commandes du personnage principal. Cela permet de rendre le début de l’œuvre plus dynamique et assure une autre fonction de l’incipit : la présentation du personnage principal.

Citons ici l’exemple de Half-Life (1998), qui vous l’aurez peut-être compris est pour moi un jeu fondateur et riche d’intérêt. Loin de céder à la tentation de la cinématique, le jeu débute directement aux commandes du personnage principal, le scientifique Gordon Freeman. Ce dernier est alors dans un train électrique qui traverse le complexe où Gordon travaille pour l’emmener dans son laboratoire. Durant les quelques minutes de voyage, le joueur découvre par lui-même le contexte (le monde contemporain), le lieu (un vaste complexe de recherches scientifiques en tous genres) et le personnage principal (un innocent scientifique).

Half-life TrainLa première scène de Half-Life se déroule intégralement dans un train

L’auteur peut donc totalement échapper à l’idée d’un début « cinématique« , à condition d’être capable de parsemer quelques indices pour que le lecteur comprenne de lui-même dans quel univers se situe le récit. Il s’agit d’une technique plus subtile, qui peut rendre le début plus agréable pour le lecteur, qui n’aura pas l’impression d’être pris par la main et sera directement immergé dans le récit.

Pour revenir sur cette notion de présentation du personnage principal, il faut noter que de nombreux jeux-vidéo s’épargnent une surqualification du personnage principal en optant pour un personnage initialement très neutre, voire absent. Ainsi, moins le personnage aura de faits d’armes marquants, et plus il sera facile de débuter le récit. C’est le cas pour le sus-mentionné Gordon Freeman qui n’est « qu’un » scientifique. Le joueur comprend d’emblée que Freeman a dû faire de grandes études et doit passer sa vie dans un laboratoire, et n’a finalement pas besoin d’en savoir plus. En effet, comme dans de nombreux récits, c’est ce qui va se passer après l’incipit qui est important.

Une licence qui excelle dans l’art d’éliminer le passé du personnage principal est The Elder Scrolls, dont le premier jeu The Elder Scrolls : Arena est sorti en 1994. Dans chacun des opus de la série, le joueur débute dans la peau d’un prisonnier, libéré de sa cellule pour X raison. Nul besoin d’en savoir plus : le personnage oublie son passé de bagnard pour démarrer une nouvelle vie, ce qui est finalement bien pratique dans un jeu de rôle, où c’est au joueur d’imaginer les caractéristiques principales de son personnage.

Prison Oblivion

En jouant à The Elder Scrolls, ici Oblivion (2006), vous n’échapperez pas à la case prison !

L’exemple de Hitman et de sa perte de mémoire reprend le même principe, avec un personnage qui n’a finalement aucune existence tangible avant l’incipit. Le coup de l’amnésie totale est un peu réchauffé, mais peut toujours permettre de créer un peu de mystère autour du personnage. Car n’oubliez pas que ce que vous ne dites pas sur votre personnage est parfois aussi intéressant que ce que vous dites. Un passé trouble et une zone d’ombre peuvent amener d’excellents ressorts narratifs pour animer votre récit.

Quoi qu’il en soit : évitez d’en dire trop sur le personnage ! Une sur-caractérisation aura toujours des effets néfastes sur le rythme et l’intérêt de l’incipit. Bien souvent, un simple mot va d’ailleurs permettre une caractérisation importante de votre personnage, comme c’est le cas avec le terme « scientifique » qui caractérise Gordon Freeman. Si votre personnage est soldat, espion, infirmer, plombier… Cela fera nécessairement écho dans l’esprit de votre lecteur, et ils s’occuperont seuls de conceptualiser votre personnage, sans que vous ayez le moindre effort à fournir !

Capter l’attention

J’en viens finalement au dernier rôle de l’incipit, et certainement le plus important : celui de capter l’attention. C’est finalement le rôle de la plupart des cinématiques de jeux-vidéo, qui se contentent bien souvent d’en mettre plein la vue au joueur, à grand renfort d’astuces cinématographiques, sans forcément ajouter quoi que ce soit à l’univers ou au personnage principal.

Vous pourrez me dire que la cinématique de Neverwinter Nights est un contre-exemple, avec sa sobriété et la place laissée au récit… Il n’en est rien ! La cinématique que je vous ai montrée se contente simplement d’introduire le jeu. Avant elle, le joueur a eu l’occasion d’en voir une première bien moins concrète.  La vidéo en question présente un épique combat entre un guerrier et un minotaure. Le joueur voit directement son attention captée par ce combat impressionnant, alors même qu’il n’a finalement aucun rapport avec le jeu !

Il faut donc prendre en compte qu’au-delà des besoins descriptifs, il y a aussi et surtout un besoin de spectacle pour le lecteur/joueur, qui aura souvent besoin d’un hameçon un peu grossier pour adhérer à votre œuvre. En effet, un incipit purement descriptif aura l’intérêt de donner une image complète de l’univers du récit, mais si cela se traduit par une lassitude du lecteur qui referme alors le livre, tout cela aura été vain !

En image d’illustration de cet article, j’ai choisi une image de la cinématique du selon moi très injustement décrié Deus Ex : Invisible War (2004), dont le principal défaut est d’avoir dû succéder à l’un des jeux les plus marquants de l’Histoire vidéo-ludique. Dans la vidéo d’introduction, à découvrir ci-dessous, le joueur découvre un attentat terroriste qui entraîne la disparition totale de Chicago. Autant dire qu’il y a de quoi capter l’attention !

Ici, la cinématique est en grande partie centrée sur cette idée de capter l’attention du joueur par une scène choc, qui lui donne immédiatement envie d’en découvrir plus. Qui a fomenté cet attentat ? Pourquoi ? Quelles seront les conséquences ? Sans être directement reliée au personnage principal, cette scène plante le décor. Remarquez d’ailleurs comment elle parvient à évoquer l’univers du jeu de manière subtile.

En quelque secondes, le joueur comprend qu’il est dans un univers de science-fiction, avec des villes futuristes gigantesques. Il comprend également que la société qui lui est présentée est fliquée et intensément surveillée, avec la présence de nombreuses caméras et de robots de surveillance. Il réalise enfin qu’un groupe terroriste essaie de s’en prendre au gouvernement en place. Tout cela passe par une simple scène d’action, sans voix off ni explications. On retrouve donc à la fois le besoin informatif de l’incipit, lié au besoin de capter l’attention.

L’auteur d’un roman peut retenir de cet exemple l’envie de se détacher du schéma classique du livre, qui débute nécessairement par une situation initiale un peu lente, pour lancer son livre avec une scène choc, qui mette directement le lecteur en haleine et le pousse à s’investir à 100% dans la suite de l’ouvrage.

C’est ainsi que se termine notre petite « série » du mois d’août, consacrée aux liens entre les livres et les jeux-vidéos. J’espère que les lecteurs auront apprécié ces quelques articles et que les auteurs y auront trouvé quelques sources d’inspiration. Me connaissant, il se peut que je revienne sur ce sujet à l’avenir, mais que les habitués du Souffle Numérique se rassurent : je vais dès à présent me recentrer sur les thèmes clefs de l’édition numérique et des conseils pour auteurs !

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