Alors qu’on peut raisonnablement dire que le livre numérique n’a pas réellement modifié les pratiques de lecture, il n’est pas interdit de rêver aux nouvelles possibilités qu’il pourrait apporter dans les prochaines années, voire décennies. Parmi ces possibilités, celles de la gamification du livre, c’est à dire l’ajout de nouvelles mécaniques et d’une interactivité que le livre papier ne permettra jamais. La lecture récente du b.a.-ba du livre numérique, de Chapal&Panoz, m’a donné l’idée d’explorer cette idée dans ce petit article dédié à la gamification du livre numérique.
Qu’est-ce que la gamification ?
Avant toute chose, il convient de donner une définition de la gamification, ce mot barbare tout droit sorti de la bouche d’un méchant marketeur américain ! Traduit en français dans le terme (moins sexy selon moi) ludification, la gamification consiste à placer des mécaniques de jeu dans des domaines qui n’ont à priori rien à voir avec le jeu. L’idée est de profiter de la propension de l’être humain à jouer pour le pousser à faire des actions qu’il n’aurait pas été enclin à faire sans une mécanique ludique.
Tel un bébé qui n’accepterait sa cuillère de purée que lorsque ses parents auront « fait l’avion » avec elle, la gamification vous pousse donc à accomplir des actions que vous n’auriez jamais faites autrement. Il s’agit d’un procédé marketing particulièrement adapté au web, où l’interactivité prime. Une gamification bien conçue pourra vous y pousser à renseigner un profil personnel, remplir un formulaire, voire même acheter un produit !
A une époque, le jeu s’inspirait du travail. A présent, c’est le travail qui s’inspire du jeu !
Quelques exemples de gamification
Comme une image vaut mieux qu’un long discours, citons deux exemples de gamification, pour comprendre comment la ludification s’applique de manière concrète :
Steam
Ironiquement ou non, l’une des premières industries culturelles touchées par la gamification est… le jeu vidéo ! L’exemple le plus parfait reste la plateforme de jeux vidéos numérique Steam. Non content de laisser au joueur le soin de profiter du caractère ludique des jeux-vidéos en eux-mêmes, Steam a ajouté sa propre couche de gamification. Ainsi, en jouant à n’importe quel jeu vidéo, le joueur débloquera des récompenses (ou Succès) directement délivrées par Steam, sous forme de petites médailles virtuelles.
Ainsi, le joueur de Just Cause 2 recevra une médaille Steam s’il conduit les 104 véhicules du jeu, ce qui n’est bien entendu pas nécessaire pour terminer le jeu. En plus de ces fameux succès sous forme de médailles, une barre de progression indique, non pas l’avancée du joueur dans le jeu, mais le nombre de succès déverrouillés. Le joueur incapable de résister à un challenge se forcera donc non pas à finir le jeu, comme il est de mise, mais à finir l’étendue des succès, même si cela implique des tâches répétitives ou inutiles, comme la recherche de l’ensemble des véhicules d’un même jeu.
La gamification de Steam fait en sorte de pousser les joueurs à faire des actions auxquelles ils n’auraient jamais pensé plus tôt.
Dans cet exemple, la gamification pousse les joueurs à consommer un jeu plus que de raison, en jouant sur le fait que la barre de progression ne sera pas complète à moins d’avoir terminé l’ensemble des Succès. A ce système de badges s’est récemment greffé un second système de cartes numériques à collectionner et à échanger ou vendre avec les autres joueurs. Preuve que la gamification repose ici à la fois sur les lubies des collectionneurs et des challengeurs. L’aspect communautaire de la plateforme permet en effet à ceux pour qui le simple fait de collectionner les badges n’est pas assez motivant de les exhiber comme des trophées, et donc de se placer en leader d’une communauté de joueurs.
Sens Critique
Parmi les exemples de gamification réussie de ces dernières années, on peut sans nul douter citer le site web Sens Critique. Pour ceux qui ne connaîtraient pas, il s’agit d’un site qui permet à ses utilisateurs de noter et de critiquer des œuvres culturelles (musique, livres, jeux-vidéo, BD et films). Alors que le site aurait pu se contenter de miser sur l’attrait des gens pour donner leur avis sur une œuvre, il a également misé sur la gamification pour les pousser à le faire plus encore.
Une fois de plus, c’est un système de badges qui va asseoir le mécanisme ludique, en récompensant les utilisateurs pour des actions plus ou moins naturelles. Ainsi, le badge Amélie va récompenser un utilisateur qui aura lu et commenté au moins cinq livres d’Amélie Nothomb. Bien moins évident, le badge Mitraillette est donné en récompense à un utilisateur ayant ajouté plus de 666 œuvres à sa collection en moins d’une journée. On comprend aisément qu’une tâche aussi répétitive et longue n’aurait jamais été accomplie sans la promesse d’un badge à la clef.
Une fois de plus, l’aspect communautaire est prégnant, puisque chaque utilisateur de Sens Critique affiche fièrement ses badges sur son profil, et peut ainsi se faire connaître et reconnaître comme un membre éminent de la communauté Sens Critique. Le système est bien entendu très ingénieux de la part de Sens Critique, puisqu’il pousse les utilisateurs à créer davantage de contenus (critiques, notes et commentaires) et à fréquenter assidûment le site web. Qui plus est, certains badges vont récompenser le fait d’inviter des amis sur le site ou de lier ses comptes de réseaux sociaux au profil Sens Critique, autant d’actions qui vont aider le site à toucher un maximum de personnes et à se faire connaître.
Et la gamification du livre numérique ?
Mais à présent que nous avons creusé le sujet de la gamification, il conviendrait peut être de revenir à notre sujet initial : la gamification du livre. En effet, nos deux exemples ont permis de montrer que la gamification était particulièrement efficace dans des contextes numériques, quand l’utilisateur était capable de recevoir ses badges en temps réel, de partager le tout sur les réseaux sociaux et d’accéder facilement à ses Succès. Alors que le livre papier ne permettait pas de telles conditions, le livre numérique les lui apporte.
Kobo Reading Life : un exemple de gamification du livre
Pour tout dire, la gamification n’est pas un domaine inexploré du livre numérique. Les lecteurs numériques adeptes de Kobo auront peut-être déjà reçu des Reading Life Awards au cours de leurs lectures. Il s’agit, je vous le donne en mille, de badges récompenses, octroyés aux lecteurs les plus assidus. Ainsi, la Récompense Livre refermé sera offerte à la lecture du premier livre, la Récompense Bien dit ! sera offerte quand le lecteur utilisera le dictionnaire intégré de sa liseuse Kobo pour la première fois, etc. Comme sur Sens Critique, l’utilisateur d’une liseuse Kobo pourra s’il le souhaite partager ses badges auprès de ses amis Facebook, pour présenter fièrement les nombreuses Récompenses acquises au fil de ses lectures.
L’un des secrets des badges réussis ? Un design coloré et minimaliste et un poil d’humour…
Le système ludique Reading Life de Kobo permet, entre autres, de pousser le lecteur à utiliser l’ensemble des fonctionnalités de sa liseuse Kobo. Il faudra ainsi partager des lectures, écrire une note, partager un passage de livres, lier ses comptes Facebook et Kobo Reading Life et bien d’autres choses si l’on souhaite collectionner les Récompenses relatives à l’utilisation de la liseuse.
Tout comme la gamification de Sens Critique peut pousser les utilisateurs à noter des œuvres ou à commenter de manière intensive, elle peut inciter les lecteurs Kobo à utiliser leur liseuse à outrance. Il faudra lire chaque jour pendant 14 jours pour recevoir le Twain Awards, faire tourner 10 000 pages en deux mois pour obtenir la récompense Juggernaut ou encore rester deux heures d’affilée sur le même livre pour obtenir le Page Turner.
Tout comme sur Steam, dont les Succès sont relatifs aux jeux vidéos utilisés par le joueur, certaines Récompenses Reading Life dépendront des livres achetés par le lecteur. Il faudra ainsi acheter 10 ouvrages Harlequin pour débloquer la Récompense Sneaky Reads. Si cet aspect est encore assez peu développé dans le programme Reading Life, on pourrait imaginer des Récompenses relatives à la lecture d’un seul livre, ou encore de la totalité d’une saga.
Intérêt de la gamification du livre
La gamification du livre, si elle n’est pas forcément répandue, existe donc bel et bien. Il faut dire, et les exemples de Steam et Sens Critique sont là pour le montrer, que la gamification a un potentiel dans le secteur de l’industrie culturelle. Il faut néanmoins remarquer qu’elle dépend non pas des éditeurs ou créateurs d’œuvres mais avant tout des « systèmes d’exploitation » des œuvres. Ainsi, les Succès Steam et les Récompenses Kobo sont proposés par les plateformes elles-mêmes, et ont surtout pour effet de mettre en valeur les services proposés par ces plateformes.
Néanmoins, si la gamification permet aux utilisateurs de Steam, Kobo et Sens Critique de devenir accros aux services qui leur sont proposés, elle incite également à de nouvelles pratiques culturelles. Un utilisateur de Sens Critique sera plus enclin à donner son avis sur les œuvres qu’il consomme, voire à consommer plus d’œuvres ou à en découvrir de nouvelles. Un lecteur de Kobo pourra quant à lui être incité à lire plus et plus souvent, et à partager davantage ses lectures.
Tout comme le NaNoWriMo incite à écrire, la gamification pourrait inciter à lire.
Derrière l’idée d’un challenge et de récompenses personnalisées, la gamification pourrait donc bien inciter à apprécier davantage la lecture, notamment pour les lecteurs occasionnels ou encore pour les jeunes lecteurs. Certes, la gamification ne marchera pas sur tout le monde, et je comprends bien qu’on puisse la regarder d’un oeil sceptique, mais il y a fort à parier que de nouveaux systèmes du genre risquent de voir le jour dans les années à venir…
Et à l’heure où les gens sont plus enclins à partager leur dernier score Candy Crush plutôt que leur dernière lecture sur les réseaux sociaux, peut-on vouloir du mal à la gamification du livre numérique ?
Merci pour cet article très intéressant, comme toujours on en apprend des choses !
Bonne idée même si je ne suis pas encore totalement convertie à l’ère du livre électronique. Pour l’instant, tout ce qui me rendrait heureuse serait de trouver un système qui me permet de souligner à l’écran haha!
Sinon, merci de la découverte du site sens critique, ça m’a l’air intéressant ^^
Merci pour le commentaire. Pour ce qui est de surligner un texte, la plupart des liseuses le permettent ! 😉
Quant à Sens Critique, c’est effectivement assez intéressant à parcourir pour découvrir de nouvelles œuvres.
Pingback: La gamification du livre numérique – Le souffle numérique | Le magazine en ligne de la Fondation littéraire Fleur de Lys
Kindle s’y est mis récemment avec Kindle Freetime pour les enfants (semble-t-il disponible uniquement sur les tous derniers modèles, de même que l’intégration de Goodreads (qui se déclinera certainement, tôt ou tard sous le signe de la gamification, d’autant plus que la gamification se conçoit essentiellement avec un volet social: quel plaisir d’obtenir badges Steam ou trophées PSN sans pouvoir s’en vanter 😉 ).
Elle est déjà bien présente dans tous les accessoires connectés, tels que bracelets de (re)mise en forme, Fitbit ou Nike Fuelband.
Ceci dit, une des utilités premières de la gamification est de favoriser la rétention de l’utilisateur de l’objet auprès du fabricant de l’objet ou du vendeur du service: elle profite donc, au premier chef, au « fabricant » (que ce soit Sony, Steam, Kobo).
Dans le cas du jeu vidéo, les développeurs peuvent inclure des trophées spécifiques à leurs jeux et dans ce cas-là, la rétention sur la plateforme peut s’identifier à celle dans le produit lui-même et profiter aux deux.
Gageons qu’un de ces jours, on pourra insérer dans chaque ebook des trophées spécifiques à chaque ouvrage – même si pour le moment, je ne vois pas encore très bien comment transposer dans un livre des trophées du style « a tué xxx ennemis » ou « a passé 20 heures dans un tank » 😉
Sans perdre de vue que pour que la gamification fonctionne, il faut qu’elle soit amusante et facile à utiliser pour l’utilisateur final.
Merci pour ce commentaire plus que complet et très enrichissant ! 😉
Pingback: La gamification du livre numérique | la bibliothèque, et veiller